la vie sociale
aliquant qui recueillaient des
Je ne vais pas chercher la part
trésors dans ce naufrage. Celle
curée était très vilaine, et je ne de responsabilité que nous y
sais si un pays (je pense au mien avons, ni même celle de nos de¬
aurait la force ou la patience de le voirs. Durant ces derniers quinze
ans, qu'on appelle la paix, et où
supporter deux fois.
je me suis quelque peu promené
Trois ans plus tard, les vien¬
mois les plus légers avaient appris dans le monde, j'ai perdu le goût
eux-mêmes les règles du jeu, les de trouver des solutions aux pro¬
fois de la hausse et de la baisse, et blèmes, encore moins d'en propo¬
ser, ce qui n’est ni de mon rôle,
faisaient des fortunes sur la dé¬
faillance du franc. Le trottoir, vu ni de ma compétence. Mais quand
des fauteuils jaunes, avait repris je vois dans ce pays l'agitation re¬
un air prospère. Des spéculateurs, naître sous l'impulsion de la
comme M. Castiglioni ou M. Bonouvelle Allemagne, quand
sel, plongeant sans cesse dans ce comprends qu'à la douceur de
Vienne on essaye de substituer
gouffre sans fond où tombaien¬
l'affreuse rigueur hitlérienne, je
les monnaies d'Europe, en re¬
me sens de cœur avec ceux qui
montaient après chaque Bourse
avec des millions dans la main, luttent ici pour leur indépendance.
Il ne s'agit même pas dans mon
La prospérité se voyait sur de bel¬
esprit des conséquences politiques
les épaules, sur les bras endia¬
mantes et sur les jambes soyeuses que présenterait une Autriche in¬
des Viennoises. C'était l'époque corporée au Reich : il s'agit de
où Arthur Schnitzler répondait à sauvegarder une unité morale, de
protéger des mœurs, des goûts
M. Marcel Dunan qui lui deman¬
traditionnels. Les Autrichiens qui
dait ce qu'étaient devenues ses hé¬
roines : « Elles sont mortes ou suivent en ce moment la politi¬
elles ont des bas de soie... » Les que du chancelier Dollfuss sont
jeunes femmes, demi-bohèmes, ceux qui tiennent à leurs traits sé¬
demi-bourgeoises, cœurs tendres culaires, à leurs heureuses habi¬
tudes. L'autre soir, à Schonbrunn
et regards calins, qui avaien
pendant le discours d'un ministre
animé les histoires d'amour de ce
qui nous accueillait, un orchestre
écrivain, étaient, en effet, dispa
jouait en sourdine le Beau Danube
rues dans la tourmente, ou s'em¬
barquaient, brillamment parées, bleu. Cette musique servait de
pour des voyages moins rêveurs... fond, si j'ose dire, aux propos
Or, ces fortunes se défirent pres- d'indépendance qui se pronon¬
que aussi vite qu'elles s'étaient çaient alors. Une valse pour ac¬
faites. En 1926, le franc reprit sa compagner un discours ? Mais
place et Vienne dut chercher son oui. J'ai beaucoup apprécié cette
équilibre ailleurs que dans la allusion. Il ne faut pas craindre
spéculation. Elle le cherche depuis les poncifs dans un domaine du
sentiment où ils sont une expres¬
fors. Il est sûr qu'elle ne l'a pas
sion du cœur populaire...
encore trouvé.
Et pourtant, elle a repris des
Ce sont ces nuances-là que j'ai
traits assez sereins, assez heureux
vues, que je vois surtout, plus que
Je parle comme quelqu'un qui la les violences. D'abord, parce qu'i
regarde après neuf ans d'absence
est difficile, je le répète, d'être un
de ces fauteuils, où l'on ne voit témoin et que je ne le cherche
assurément que les visages les guère. Et puis, parce que cela me
plus engageants. La grâce de la plaît davantage d'aller saluer au
rue est certaine et le désir d'oubli
Belvédère les reliques du prince
le goût d'atteindre enfin une vie Eugène, d'aller boire du vin blanc
sans tourment se remarquent sur sous la tonnelle, à Grinzing, ou
chacun des êtres qui passent. A d'aller diner aux portes de Vienne
m'observer que les promeneurs, à dans l'ancien château de Cobenzl
m'apercevoir que ces sourires. Ici, la ville s'étend s vos yeux,
comment penser que ce pays est mais des pelouses rustiques, des
une fois encore à un tournant de champs de blé frissonnent avec
le soir, aux bords des terrasses.
son destin, qu'un parti étranger
s'efforce d'y installer la violence, L'endroit est bien agréable, et si
que des bombes même éclatent à paisible ! Le style du château,
et là ? Comment le croire, si je ne l'atmosphère même appartiennent
lisais, encore une fois, les jour¬ au passé. On s'y dépasserait dans
naux qui l'assurent ?
le temps si, soudain, Mlle Anna¬
bella et M. Jean Murat n’attes¬
Quels temps injustes que les
nôtres : jamais nous n’avons eu taient par leur présence le siècle
où nous sommes. Des Viennoises
(je parle des peuples raisonna
bles) autant le souci de vivre en se les désignent : l'attrait des ve¬
paix et jamais ce ne fut aussi dif¬ dettes est de tous les pays. Un
ficile. Cependant, les esprits ont autre soir, je suis retourné à
fait leur plein de nouveautés : ils l'Opéra ; Mme Jeritza chantait
Boccace avec la même aisance
en sont excédés. Ils reviennent
qu’elle chante Sieglinde ou la Belle
d'instinct à leur passé, à tout ce
qui dans leur passé témoigne pour Hélène. Et j'ai été revoir le Retour
des heures heureuses. L'Ame de la des chasseurs, de Breughel : l'un
Vienne d'autrefois, non point tant des tableaux les plus évocateurs
et les plus satisfaisants qu’il y ait
celle du temps de Napoléon que
au monde. Mais ce n'est que le
M. Ferdinand Bac vient de ressus
début d'un voyage où j’espère une
citer en un ouvrage savoureux)
fois de plus mêler l'observation et
que celle plus tardive des valse¬
l'agrément, les rencontres voulues
de Strauss, comme on compren¬
et le hasard...
ici que les Viennois s'efforcent
GERARD BAUER
de la rejoindre ! Nous-mêmes, ne
nous charme-t-elle point, n'y
trouvons-nous pas une facilité, un
sentiment oublieux, aisément ac¬
cessible, et qui composent l'atmos¬
phère dans laquelle nous souhai¬
terions vivre ? Ce pays-ci qui a
tant souffert et, on peut l'écrire,
assez injustement souffert.