VII, Verschiedenes 13, undatiert, Seite 83

13. Miscellaneous
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VARIÉTÉS
Arthur Schnitzler
Il est regrettable que l'œuvre d'Arthur
Schnitzler soit si peu connue en France; elle y
serait assez vite comprise et goûtée. — Tandis
que, vers 1894, le théâtre et le roman se trans¬
formaient en Allemagne sous l'influence d'Ibsen,
de Tolstoi et du naturalisme français, les jeunes
littérateurs de Vienne s'efforçaient d'oublier à
la fois les modèles allemands et les modèles
étrangers. Ils voulaient créer une littérature
qui fût vraiment autrichienne, ou, mieux en¬
core, viennoise. Or, on a souvent remarqué l’é¬
trange parenté de l’âme viennoise avec l’âme
parisienne. L'analogie des tempéraments et des
civilisations est telle qu'on peut s'attendre à
l'analogie des productions littéraires: peu d'é¬
crivains allemands ont moins imité les Français
que Schnitzler, et pourtant aucun d’entre eux
ne ressemble davantage à Maurice Donnay ou
à Maupassant.
Ses personnages n’ont ni la gravité, ni la rai¬
deur des Allemands du Nord ; ils sont plus lé¬
gers et plus artistes. Les grands problèmes mé¬
taphysiques et moraux ne les préoccupent guère
mais ils ont l'instinct de la vie heureuse. Ils
recherchent le plaisir comme des êtres naïfs,
prime-sautiers, tout proches encore de la na¬
ture, — ils en jouissent avec des âmes com¬
plexes, affinées par une culture excessive. L'idée
de la mort ne les fait pas réfléchir, mais elle
es trouble et les épouvante ; car ils aiment la
vie avec sensualité et ils ne voient au delà que
e néant.
L'auteur de Liebelei, d'Anatol, de Lebendige
Stunden ne semble pas avoir eu d’autre ambi¬
tion que de faire l'analyse très subtile de ces
sentiments très simples et vieux comme l'hu¬
manité : le plaisir de vivre, la peur de mourir.
M. Schnitzler est le fils d'un médecin — il a été
médecin lui-même ; c'est sans doute ce qui lui
permis de rajeunir des sujets aussi banals. Pour
lui le vouloir vivre n’est pas une réminiscence
philosophique; c'est une brutale réalité qu’il a
chaque jour anxieusement observée : dans la
nouvelle intitulée Sterben, Félix révèle à son
amie qu’il est destiné à mourir phtisique.
Elle l’aime, elle lui promet de se tuer quand
l'heure sera venue ; mais il ne veut pas
qu'elle meure avec lui. Félix est courage
et généreux; Marie est gaie, naïve, sentimen¬
tale. Ils continuent de s'aimer. Ils oublient la
mort qui les guette. Mais la phtisie amaigrit et
défigure l’insoucieux amant ; et voici que, dans
son corps décharné, une âme nouvelle éclôt, une
âme égoïste, dure et jalouse. Il souffre et il
voudrait qu’on souffrit autour de lui ; il rappelle
cruellement à Marie sa promesse ; il exige
maintenant d'elle le sacrifice qu’il avait d'abord
refusé. Il la hait parce qu'il se sent mourir et
qu’elle a encore la force de vivre et, dans un ac¬
cès de désespoir et de délire, il tente de l'assas¬
sine. Cependant, chez elle, l'amour a fait place
peut-être une crasse, mais je meurs demain.
Si tu savais ce qu'on hésite peu à faire une
crasse quand on n'aura pas à en rougir le
lendemain ! — Oui, mon vieux, tu as peut¬
être fait illusion à bien des gens, mais pas
à tout le monde. Ta femme, par exemple, t's
bien connu. Je suis admirablement placé pour
le savoir, puisqu'elle a été ma maîtresse pen¬
dant deux années. Plus de cent fois, dégoûtée
de ta vanité et de ta sottise, elle a couru che¬
moi pour me supplier de l'enlever. Mais j'é¬
tais pauvre, elle était lâche. Elle est res¬
tée avec toi et nous l'avons trompé tout
tranquillement. C'était plus commode. Et si
tu doutes de mes paroles, mon cher ami, voici
quelques lettres assez limpides pour servir de
preuves. » Voilà ce que Rademacher médite de
dire à son excellent camarade Weihgast. — Et
Weihgast arrive, et ils causent ensemble de
leurs souvenirs communs, de leurs rêves et de
leurs illusions. Et quand Weihgast demande à
Rademacher : « Pourquoi m'as-tu fait venir ?
Qu'avais-tu à me dire, mon ami ? » Rademacher¬
répond : « Rien, rien. J'ai seulement voulu, te
voir une dernière fois, mon vieux. C'est tout. »
Florian est surpris de ce que le joumaliste
ait épargné le poète. Rademacher se sent tout
près de la mort et lui dit : « Que m'importent
Weihgast et ses soucis et son bonheur ! Que
m'importent les gens qui vivront demain ! »
Comme on le voit, le talent de Schnitzler est
exquis, quoique borné. Par ses limites, comme
par ses qualités, il semble destiné à plaire au
public français. Ce qu'on reproche à Schnitzler,
en Allemagne, c’est de ne vivre ni dans le passé
ni dans l'avenir, c'est d'être le poète d'un tout
petit monde fermé qu'on embrasse d’un regard
et qui se confine dans les préoccupations mi¬
nuscules de l'heure présente. De l'amour, de la
joie, un peu de mélancolie, beaucoup d'égoïsme;
quelques viveurs, quelques grisettes, des ac¬
trices, des littérateurs et des officiers, voilà ce
qu'il décrit sans cesse. Et aucune de ces créa¬
tures frivoles et vibrantes de vie animale ne se
pose de questions troublantes sur la puissance
de la volonté, sur la destinée humaine, sur le
sens moral de l'univers. Ces gens ne s'efforcent
pas de réaliser un type, ils n'ont pas la préten¬
tion d'incarner quelque obscur symbole. Ar¬
thur Schnitzler ne pense pas, il se contente de
de peindre. En d'autres termes, comme les
classiques français, il fait de la psycholo¬
gie sans y mêler de la métaphysique, et
c'est chose assez rare et généralement peu
goûtée en Allemagne. Et, d'autre part, dans
toutes ses œuvres (dont plusieurs, il faut
bien le dire, sont assez médiocres), Arthur
Schnitzler donne une importance très grande à
la forme ; il veut avant tout qu’elle soit limpide
et bien équilibrée, et qu’il se rapproche aussi
des habitudes françaises au grand scandale des
amateurs d'esthétiques nébuleuses. N'est-il
donc pas permis de regretter que son nom soit
peine connu en France, alors que, depuis
Liebelei (1895), il est presque célèbre dans l'Eu¬
rope entière?
EDMOND FLEGENHEIMER.