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25 Brofesser-Bernhardi
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PAGES LIBRES
Un prêtre, méme libéral, ne peut admettre ce point de vuc. Le
salut éternel d’une äme dépend justement de ces derniers instants;
au prix d’un passager effroi, d’une passagère souffrance, cest l’äme
qu’il faut confesser et absoudre avant son entrée dans l’au-dela.
Voir nettement à quoi tient le conflit, reconnaitre chez l’adversaire
une sincérité égale à la sienne propre, il est diffcile d’aller plus loin
dans la voic des conciliations. Mais pourquoi le prétre n'a-t-il pas
rendu publiquement à Bernhardi I’hommage qu’il vient lui apporter
après coup? Cest qu'il existe à ses yeux un intérêt qui prime celui
de la vérité: celui de l’Eglise. II faut avant tout éviter de scanda¬
liser ie humbles — quitte à sacriher en passant quelque petite vérité,
quelque justice de détail. Le premier ministre Flint ne raisonne pas
autrement quand il expose les principes de son réalisme politique.
L’intérêt supérieur du pays absout bien des injustices et des contre¬
vérités. La raison d’Etat vant la raison d’Eglisc. Le prêtre et le po¬
liticien sont de ceux qui pensent qu'on peut sauver la vérité par un
mensonge. Entre cux et Bernhardi, nul accord possible. En vain le
prêtre invoquera le devoir chrétien d’aimer ceux qui nous hais¬
sent n, et le savant le devoir philosophique “ de comprendre ceux
qui ne nous comprennent point v. S’ils font l’un vers l’autre un
geste courtois, ce scra d au-dessus d’un abime 9.
II fallait égayer un peu cette pièce à these, qui ne prétait guère
au comique. Les médecins lui restituent la gaité nécessaire et la vie.
Schnitzler a rapidement esquissé, en quelques traits sürs, la sil¬
houette des dix ou douze confrères groupés autour de Bernhardi,
pour le soutenir ou le combattre. La comédie se joue à l’höpital sur¬
tout, entre médecins, camarades d’études, plus ou moins liés d’ami¬
tié. La grande scène du deuxième acte, qui amène la démission de
Bernhardi, les met violemment aux prises: les ardents et les tiedes,
les habiles et les sincères, catholiques, nationalistes ou cléricaux,
juifs antisémites et juifs baptisés, hommes d’action et hommes de
cabinet, ceux qui préchent la fusion des races, ceux que hante le
spectre de l’antisémitisme. Une méme formation scientihque, une
carrière commune n'ont pas sufh à déterminer chez eux une attitude
d’esprit analogue. Leurs divergences s’enracinent profondément dans
leur tempérament individuel sans doute, mais aussi dans des pré¬
jugés séculaires, devenus une seconde nature.
Quelle est au fond l’opinion de Schnitzler dans ce litige? Elle est,
comme toujours chez cet auteur subtil et sceptique, tres nuancée et
dénuée de rigidité dogmatique. La question juive, comme toutes les
questions de races et de nationalités, est épineuse en Autriche.
Schnitzler ue pense pas qu'elle soit tragique. & Le temps n’est plus,
dit un de ses personnages, ou les büchers s’allumaient v. L’opinion
meme évolue lentement: Bernhardi, hué lors du proces, est acclamé
à sa sortie de prison. N’y a-t-il dans son cas qu’une & tragi-comédie
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Un prêtre, méme libéral, ne peut admettre ce point de vuc. Le
salut éternel d’une äme dépend justement de ces derniers instants;
au prix d’un passager effroi, d’une passagère souffrance, cest l’äme
qu’il faut confesser et absoudre avant son entrée dans l’au-dela.
Voir nettement à quoi tient le conflit, reconnaitre chez l’adversaire
une sincérité égale à la sienne propre, il est diffcile d’aller plus loin
dans la voic des conciliations. Mais pourquoi le prétre n'a-t-il pas
rendu publiquement à Bernhardi I’hommage qu’il vient lui apporter
après coup? Cest qu'il existe à ses yeux un intérêt qui prime celui
de la vérité: celui de l’Eglise. II faut avant tout éviter de scanda¬
liser ie humbles — quitte à sacriher en passant quelque petite vérité,
quelque justice de détail. Le premier ministre Flint ne raisonne pas
autrement quand il expose les principes de son réalisme politique.
L’intérêt supérieur du pays absout bien des injustices et des contre¬
vérités. La raison d’Etat vant la raison d’Eglisc. Le prêtre et le po¬
liticien sont de ceux qui pensent qu'on peut sauver la vérité par un
mensonge. Entre cux et Bernhardi, nul accord possible. En vain le
prêtre invoquera le devoir chrétien d’aimer ceux qui nous hais¬
sent n, et le savant le devoir philosophique “ de comprendre ceux
qui ne nous comprennent point v. S’ils font l’un vers l’autre un
geste courtois, ce scra d au-dessus d’un abime 9.
II fallait égayer un peu cette pièce à these, qui ne prétait guère
au comique. Les médecins lui restituent la gaité nécessaire et la vie.
Schnitzler a rapidement esquissé, en quelques traits sürs, la sil¬
houette des dix ou douze confrères groupés autour de Bernhardi,
pour le soutenir ou le combattre. La comédie se joue à l’höpital sur¬
tout, entre médecins, camarades d’études, plus ou moins liés d’ami¬
tié. La grande scène du deuxième acte, qui amène la démission de
Bernhardi, les met violemment aux prises: les ardents et les tiedes,
les habiles et les sincères, catholiques, nationalistes ou cléricaux,
juifs antisémites et juifs baptisés, hommes d’action et hommes de
cabinet, ceux qui préchent la fusion des races, ceux que hante le
spectre de l’antisémitisme. Une méme formation scientihque, une
carrière commune n'ont pas sufh à déterminer chez eux une attitude
d’esprit analogue. Leurs divergences s’enracinent profondément dans
leur tempérament individuel sans doute, mais aussi dans des pré¬
jugés séculaires, devenus une seconde nature.
Quelle est au fond l’opinion de Schnitzler dans ce litige? Elle est,
comme toujours chez cet auteur subtil et sceptique, tres nuancée et
dénuée de rigidité dogmatique. La question juive, comme toutes les
questions de races et de nationalités, est épineuse en Autriche.
Schnitzler ue pense pas qu'elle soit tragique. & Le temps n’est plus,
dit un de ses personnages, ou les büchers s’allumaient v. L’opinion
meme évolue lentement: Bernhardi, hué lors du proces, est acclamé
à sa sortie de prison. N’y a-t-il dans son cas qu’une & tragi-comédie
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