1.
Miscellaneous
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.
« J'apprends indirectement par des amis
russes qu'on a publié dans des journaux de
Pétersbourg de soi-disant propos de moi
sur Tolstoi, Maeterlinck, Anatole France et
Shakespeare. Ils sont d’une absurdité si fan¬
tastique qu'aucun homme qui me connaît
n’y ajouterait foi, en temps ordinaire ; mais
dans un monde égaré, comme celui d'au¬
jourd'hui, par l’excès de la haine et par la
frénésie du mensonge, ils pourraient ne pas
invraisemblable même à des ge¬
non dépourvus de jugement. De tels essais
d'excitation, entrepris loin par derrière le
front des armées qui combattent loyale¬
ment, sous le couvert d'une presse irrespon¬
sable, par les maraudeurs du patriotisme,
sont une des caractéristiques, et peut-être
la plus répugnante, de cette guerre. Même
le plus ridicule de ces essais pourrait, s'il
réussit, rendre très difficile à ceux qui en
sont victimes de dissiper plus tard le mal¬
entendu C'est pourquoi ce serait une faute,
si je négligeais ceux-ci, à cause de leur stu
pidité.
«La teneur exacte des propos qui me sont
attribués ne m'est pas encore connue ; mais
leur sens et leur publication ne sont pas
douteux. Et puisque, dans les circonstances
présentes, il peut se passer beaucoup de
temps avant que j'entre en possession de
l'article original, je dois me limiter provi¬
soirement à cette déclaration que des pro¬
pos du genre de ceux qui m'ont été publi¬
quement attribués n'ont jamais été pronon
cés par moi, et n'auraient jamais pu l'être,
à aucun moment, ni en temps de paix, ni
en temps de guerre, vu ma façon de penser
A vrai dire, il est un peu humiliant
pour qui a su toute sa vie éviter jalouse¬
ment le mauvais goût de se commenter
soi-même, de devoir, pour la première fois,
donner l'assurance explicite que le beau
sera pour lui toujours le beau, que le grand
sera toujours le rand, même s'ils appar¬
tiennent à des nations (ou s’ils fleurissent
dans des nations), avec lesquelles sa patrie
est en guerre. Mais, quand je pense aux in¬
nombrables gens qui doivent, en ce temps,
se prêter à de pires complaisances qu'à un
petit manque de goût, je n'hésite pas à
mettre ici par écrit : que je tiens Tolstoi
(un Russe 1) pour un des plus puissants gé¬
nies poétiques que le globe ait portés,
qu'Anatole France (un Français) me pa¬
raît, après comme avant, un des plus excel¬
lents esprits d'aujourd'hui et un conteur du
plus haut talent ; et que pour Maeter¬
linck (un Belge !) ses poèmes de la nature,
aussi bien que beaucoup de ses petits dra¬
mes, ne pourraient perdre pour moi le
moindre de leur charme noble et mysté¬
rieux, même s'il avait vraiment écrit toutes
les fantaisies sur l'Allemagne qui ont ré¬
cemment paru sous son nom dans les jour¬
naux. — Dois-je maintenant rendre, en tout
sérieux, un hommage public à Shakespeare
un Anglais !... Mais oui, puisqu'il est né à
Stratford)? Ou les plus avisés commencent
ils à entrevoir que, quand bien même la
guerre durerait trente ans, Shakespeare si¬
gnifiera pour moi toujours Shakespeare,
l'unique, pour qui n’existe aucune expres¬
sion d'éloge suffisante, aucun terme de com¬
paraison?...
« Restons-en là... Plus tard, quand la
paix sera revenue, nous nous souvien¬
drons douloureusement qu'il fut un temps
où nous devions nous crier les uns aux
autres, par-dessus les frontières, l'assu¬
rance que, tout en aimant chacun notre
patrie, nous n'avions malgré cela jamais
perdu le sentiment de la justice, le juge¬
ment, la reconnaissance, ou, pour parler
plus simplement, que nous n'avions jamais
perdu complètement la raison.
Arthur SCHNITZLER.
Vienne, décembre 1914.
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« J'apprends indirectement par des amis
russes qu'on a publié dans des journaux de
Pétersbourg de soi-disant propos de moi
sur Tolstoi, Maeterlinck, Anatole France et
Shakespeare. Ils sont d’une absurdité si fan¬
tastique qu'aucun homme qui me connaît
n’y ajouterait foi, en temps ordinaire ; mais
dans un monde égaré, comme celui d'au¬
jourd'hui, par l’excès de la haine et par la
frénésie du mensonge, ils pourraient ne pas
invraisemblable même à des ge¬
non dépourvus de jugement. De tels essais
d'excitation, entrepris loin par derrière le
front des armées qui combattent loyale¬
ment, sous le couvert d'une presse irrespon¬
sable, par les maraudeurs du patriotisme,
sont une des caractéristiques, et peut-être
la plus répugnante, de cette guerre. Même
le plus ridicule de ces essais pourrait, s'il
réussit, rendre très difficile à ceux qui en
sont victimes de dissiper plus tard le mal¬
entendu C'est pourquoi ce serait une faute,
si je négligeais ceux-ci, à cause de leur stu
pidité.
«La teneur exacte des propos qui me sont
attribués ne m'est pas encore connue ; mais
leur sens et leur publication ne sont pas
douteux. Et puisque, dans les circonstances
présentes, il peut se passer beaucoup de
temps avant que j'entre en possession de
l'article original, je dois me limiter provi¬
soirement à cette déclaration que des pro¬
pos du genre de ceux qui m'ont été publi¬
quement attribués n'ont jamais été pronon
cés par moi, et n'auraient jamais pu l'être,
à aucun moment, ni en temps de paix, ni
en temps de guerre, vu ma façon de penser
A vrai dire, il est un peu humiliant
pour qui a su toute sa vie éviter jalouse¬
ment le mauvais goût de se commenter
soi-même, de devoir, pour la première fois,
donner l'assurance explicite que le beau
sera pour lui toujours le beau, que le grand
sera toujours le rand, même s'ils appar¬
tiennent à des nations (ou s’ils fleurissent
dans des nations), avec lesquelles sa patrie
est en guerre. Mais, quand je pense aux in¬
nombrables gens qui doivent, en ce temps,
se prêter à de pires complaisances qu'à un
petit manque de goût, je n'hésite pas à
mettre ici par écrit : que je tiens Tolstoi
(un Russe 1) pour un des plus puissants gé¬
nies poétiques que le globe ait portés,
qu'Anatole France (un Français) me pa¬
raît, après comme avant, un des plus excel¬
lents esprits d'aujourd'hui et un conteur du
plus haut talent ; et que pour Maeter¬
linck (un Belge !) ses poèmes de la nature,
aussi bien que beaucoup de ses petits dra¬
mes, ne pourraient perdre pour moi le
moindre de leur charme noble et mysté¬
rieux, même s'il avait vraiment écrit toutes
les fantaisies sur l'Allemagne qui ont ré¬
cemment paru sous son nom dans les jour¬
naux. — Dois-je maintenant rendre, en tout
sérieux, un hommage public à Shakespeare
un Anglais !... Mais oui, puisqu'il est né à
Stratford)? Ou les plus avisés commencent
ils à entrevoir que, quand bien même la
guerre durerait trente ans, Shakespeare si¬
gnifiera pour moi toujours Shakespeare,
l'unique, pour qui n’existe aucune expres¬
sion d'éloge suffisante, aucun terme de com¬
paraison?...
« Restons-en là... Plus tard, quand la
paix sera revenue, nous nous souvien¬
drons douloureusement qu'il fut un temps
où nous devions nous crier les uns aux
autres, par-dessus les frontières, l'assu¬
rance que, tout en aimant chacun notre
patrie, nous n'avions malgré cela jamais
perdu le sentiment de la justice, le juge¬
ment, la reconnaissance, ou, pour parler
plus simplement, que nous n'avions jamais
perdu complètement la raison.
Arthur SCHNITZLER.
Vienne, décembre 1914.